Le théorème de densité de Jacobson

Dans ce post, je vais décrire une preuve magique du théorème en question. Je la trouve magique parce qu’à part des généralités sur les modules, on a l’impression de ne rien y faire. De plus, elle permet de retirer une hypothèse inutile de l’énoncé (enfin on peut déduire le cas général du cas avec l’hypothèse inutile, mais pourquoi s’embêter quand on a une preuve qui ne s’en embarrasse pas ?).

Cette preuve n’est pas la mienne, je l’ai vue en cours l’an dernier; et en pensant à des sujets liés j’ai essayé de m’en rappeler: je l’écris ici pour me la fixer en mémoire une fois pour toutes.

Déjà, de quel théorème parle-t-on ?

Théorème (de densité de Jacobson) : Soit A un anneau, M un module à droite simple dessus; X un sous-ensemble fini de M. On note D= \mathrm{End}_A(M), qui agit alors à gauche sur M.

Alors, pour tout f\in \mathrm{End}_D(M), il existe a\in A tel que \forall x \in X, f(x) = xa (rappelons que M est un module à droite sur A)

À ce stade on comprend pourquoi on parle de densité : A, qui s’envoie naturellement dans \mathrm{End}_D(M) (puisque l’équation f(xa) = f(x)a se lit aussi (fx)a = f(xa)) s’y envoie en fait densément : on peut localement (sur un ensemble fini) approximer tout endomorphisme de _DM par un élément de A.

Une petite remarque avant de me lancer dans la preuve : l’énoncé que je donne diffère de celui trouvé par exemple ici en ceci que je ne requiers pas que X soit D-linéairement indépendant. En fait ça ne change rien, puisque D est (par le lemme de Schur) un anneau à division, donc quitte à prendre une famille libre maximale  (x_1,...,x_n) dans X, si x\in X, on a une relation x= \sum_i d_ix_i, d_i \in D et alors pour f\in \mathrm{End}_D(M), on a f(x) = \sum_i f(d_ix_i) = \sum_i d_i f(x_i) = \sum_i d_i x_i a = xa si on a trouvé un a\in A qui convenait pour les x_i : ainsi si on le voulait on pourrait rajouter l’hypothèse que X est libre sur D; mais dans la preuve qui suit, ça ne sert à rien.

En fait, à part une astuce remarquable, on n’aura besoin que d’un résultat non trivial de théorie des modules. Je rappelle qu’un module semi-simple est un module qui est somme directe de modules simples. On a alors :

Proposition : Soit M un A-module à droite. Alors les propriétés suivantes sont équivalentes :

  1. M est semi-simple
  2. Tout sous-module de M admet un supplémentaire

La preuve utilise le lemme de Zorn (ça peut faire peur, mais dans les cas auxquels on s’intéresse souvent, A est une k-algèbre pour un corps k, et M est de dimension finie sur k, et dans ce genre de situation, il n’y a pas de Zornage nécessaire)

Prouvons cette proposition :

Supposons que M = \bigoplus_i M_i avec chaque M_i simple; et soit N un sous-module de M. Alors pour tout i, M_i\cap N est un sous-module de M_i, il vaut donc M_i ou est trivial. Donc N contient M_i, ou est en somme directe avec.

Soit maintenant K un sous-module quelconque de M. Par le lemme de Zorn, on trouve un sous-module S maximal tel que K\cap S = \{0\}. On applique alors le paragraphe précédent à N = K\oplus S: s’il existe i tel que M_i est en somme directe avec N, on a que S\oplus M_i contredit la maximalité de S. Donc M_i\subset N pour tout i, et donc N=M : on a trouvé notre supplémentaire.

Inversement, supposons que tout sous-module de M admette un supplémentaire. Alors tout sous-module de M vérifie la propriété : soit N\leq S deux sous-modules de M, R un supplémentaire de N dans M, alors R\cap S est un supplémentaire de N dans S (vérification laissée en exercice).

Par le lemme de Zorn, soit S un sous-module maximal de M qui se décompose comme une somme directe de modules simples, et soit T un supplémentaire (on suppose S\neq M et donc T\neq 0). Soit x\in T non nul, et par le lemme de Zorn encore P un sous-module de T maximal qui ne contient pas x, et finalement Z un supplémentaire de T dans P (on peut, par le paragraphe précédent). Si Z n’est pas simple, par le paragraphe précédent on peut le décomposer en Z_1\oplus Z_2, et alors x n’appartient pas à T\oplus Z_1 ou à T\oplus Z_2, ce qui contredit la maximalité de T; donc Z est simple.

Alors S\oplus Z contredit la maximalité de S; c’est donc que S=M: M est semi-simple.

Cette proposition et sa preuve ne font pas à proprement parler partie de la preuve : ce sont juste des préliminaires de théorie des modules.

On en vient maintenant au coeur du sujet :

Preuve du théorème : Soit donc X fini, on écrit ses éléments x_1,...,x_n, et on va considérer des applications M^n\to M^n. Premièrement, remarquons que M^n est la somme directe de n copies de M, et est donc semi-simple.

Il s’ensuit, par ce qui précède, que le sous-module (x_1,...,x_n)A admet un supplémentaire, et qu’il y a donc une application p: M^n\to M^n A-linéaire qui est un projecteur sur ce sous-module.

Le point crucial est de repérer quelle forme ont les endomorphismes de M^n : j’appelle M_i la i-ème copie de M dans cette somme directe. Alors un endomorphisme r: M^n\to M^n est déterminé par les r_{ij} : M_i\to M_j qui sont toutes A-linéaires. En termes peu précis, \mathrm{End}_A(M^n) \cong M_n(\mathrm{End}_A(M)) \cong M_n(D) (peu précis parce que cet isomorphisme abstrait ne dit pas que ces deux anneaux agissent de la même manière)

Soit alors notre fameux f\in End_D(M); et soit F = (f,...,f) : M^n\to M^n, (m_1,...,m_n)\mapsto (f(m_1),..., f(m_n)). La description du dessus prouve que F est \mathrm{End}_A(M^n)-linéaire, car f est D-linéaire.

Si on n’est pas convaincu par ça, écrivons : soit r\in \mathrm{End}_A(M^n), on l’écrit (r_{ij}) \in M_n(D) et alors F r (m_1,...,m_n) = F(\sum_k r_{1k} m_k, ..., \sum_k r_{nk}m_k) = (f(\sum_k r_{1k} m_k), ..., f(\sum_k r_{nk}m_k) ) = (\sum_k r_{1k} f(m_k),..., \sum_k r_{nk} f(m_k)) = r(f(m_1),...,f(m_n)) = rF (m_1,...,m_n).

En particulier on peut appliquer ça à r= p : pF = Fp. On évalue alors en (x_1,...,x_n) , dont le p vaut précisément (x_1,...,x_n) (car c’est un projecteur !); donc F(x_1,...,x_n) = pF(x_1,...,x_n). Mais p est à valeurs dans (x_1,...,x_n)A, donc il existe a\in A tel que pF(x_1,...,x_n) = (x_1,...,x_n)a.

Donc (f(x_1),...,f(x_n)) = (x_1a, ..., x_na), i.e. pour tout x\in X, f(x_i) = x_ia : on a gagné.

Ce qui est magique avec cette preuve c’est qu’on a l’impression de ne rien faire. Tout est contenu dans l’idée de regarder M^n et de décrire ses endomorphismes.

Je suis bien reconnaissant à mon prof de nous avoir montré cette magnifique démonstration, qui reste une des plus belles que j’aie jamais vues jusqu’à présent.

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