Résolution fonctorielle sympa de groupes abéliens

Dans ce post je vais décrire une preuve d’un résultat publié par Scholze dans ses Lecture notes on Condensed Mathematics, qu’il attribue à Eilenberg-MacLane-Breen-Deligne (une longue liste !). Elle se trouve dans l’appendice du 4è cours, donc vous pourrez trouver l’originale là-bas, mais je vais la refaire, un poil à ma sauce (mais je suis essentiellement ce qu’il raconte), en ajoutant des détails (mais pas tous, sinon ça fait beaucoup).

Dans un premier temps j’énonce le résultat, et j’explique en quelques mots pourquoi il est intéressant (et non trivial).

Théorème : Il existe une résolution fonctorielle des groupes abéliens de la forme ...\to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{n_i}\mathbb Z[A^{r_{ij}}] \to ... \to \mathbb Z[A^2]\to \mathbb Z[A]\to A où pour tout i, n_i est fini, et pour tous i, j\leq n_i, r_{ij} est aussi fini.

Il y a deux points intéressants dans ce théorème : la fonctorialité, et le fait qu’on ait cette forme \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{n_i}\mathbb Z[A^{r_{ij}}] avec n_i, r_{ij} finis.

En effet, on peut très facilement trouver des résolutions de cette forme si on ne demande pas la fonctorialité (pour des raisons de cardinalité), et si on demande la fonctorialité on peut aussi trouver facilement des résolutions qui ont des termes “plus gros” (pas forcément en termes de cardinaux, mais en termes de tête du groupe). Je pense ici à la preuve usuelle qu’il existe assez de projectifs dans \mathbf{Ab} : on prend \mathbb Z[A]\to A qui envoie le générateur [a]\mapsto a; puis on prend le noyau de ce morphisme et on le résoud via \mathbb Z[\ker ] et on itère. On vérifie facilement que cette construction est fonctorielle. Seulement, on a aucun contrôle sur les groupes qu’on obtient en termes de A (par exemple si on regarde la première étape, le noyau de \mathbb Z[A]\to A est engendré par les [a+b]-[a]-[b], donc \mathbb Z[\ker] est a priori bien plus gros que \mathbb Z[A^2] !)

Donc cette résolution a un intérêt, et elle n’est pas a priori triviale à obtenir.

Pour la preuve, on commence à établir le résultat en se restreignant aux groupes abéliens libres de rang fini, puis on l’étend aux groupes abéliens libres en passant à la colimite, et finalement on l’étend aux groupes quelconques via des résolutions simpliciales (un point qui m’a surpris ici est que l’intérêt des groupes simpliciaux par rapport aux complexes de chaînes est flagrant !)

Les deux derniers points sont plus des points de détail, le gros de la preuve se trouve dans l’étape “groupes abéliens libres de rang fini”. C’est là qu’on développe le formalisme catégorique pour répondre à la question, et c’est là qu’intervient (un peu) la topologie algébrique. Lançons-nous !

Soit Latt (comme “lattices”, en anglais) la catégorie des groupes abéliens libre de rang fini. Elle est essentiellement petite donc on peut considérer sans souci la catégorie des foncteurs Latt \to \mathbf{Ab}, notée Fun(Latt,\mathbf{Ab}).

L’idée est que dans cette catégorie, on a une collection de foncteurs qui nous intéressent, par lesquels on veut résoudre P\mapsto P (l’inclusion Latt\to \mathbf{Ab}). Ces foncteurs sont, pour n\geq 0, les P\mapsto \mathbb Z[P^n].

En se souvenant du fait que \hom(\mathbb Z, -) est le foncteur d’oubli, on a que ces foncteurs s’écrivent en fait \mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)]. Par le lemme de Yoneda, et le fait que \mathbb Z[X] est le groupe abélien libre sur X, on a pour tout foncteur F : Latt\to \mathbf{Ab}, \hom_{Fun(Latt,\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)], F) \cong \hom_{Fun(Latt, \mathbf{Set})}(\hom(\mathbb Z^n, U\circ F)U est le foncteur d’oubli, et alors, par le lemme de Yoneda, \hom_{Fun(Latt,\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)], F) \cong UF(\mathbb Z^n); et il est facile de vérifier que c’est en réalité un isomorphisme de groupes, c’est-à-dire si on considère la structure de groupe donnée sur \hom_{Fun(Latt,\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)], F) par celle sur F, on a en fait un isomorphisme \hom_{Fun(Latt,\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)], F) \cong F(\mathbb Z^n).

Il s’ensuit que nos foncteurs \mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)] sont très sympa : ils sont projectifs (puisque l’évaluation en \mathbb Z^n est exacte), et compacts (puisque ladite évaluation préserve les colimites – ces dernières sont calculées point par point dans la catégorie de foncteurs, puisque \mathbf{Ab} est cocomplète); et finalement ensemble ils forment une famille de générateurs (puisque une flèche F\to G est déterminée par ses valeurs sur les \mathbb Z^n)

On a donc un ensemble de générateurs projectifs compacts A_0; et un objet  X (P\mapsto P) qu’on veut résoudre sous la forme ...\to \displaystyle \bigoplus_{j=1}^{n_i} P_{ij} \to ... \to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{n_0} P_{0j} \to X\to 0 avec pour tout i, n_i fini, et pour tous i, j\leq n_i, P_{ij} \in A_0. Cela nous donne notre formalisme catégorique général :

Soit \mathcal A une catégorie abélienne cocomplète et \mathcal A_0 un ensemble de générateurs projectifs compacts de \mathcal A.

Définition : Un objet de \mathcal A est dit n-compact [les notes de Scholze disent “n-pseudocohérent”; j’avoue ne pas avoir compris pourquoi, peut-être pour la suite; mais comme ici je n’ai pas de suite, je préfère cette terminologie] si pour tout -1\leq i<n, et toute résolution partielle \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_i}P_{ij}\to ... \to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0} P_{0j} \to X\to 0, où les m_k sont finis et les P_{kj}\in \mathcal A_0,  on peut la compléter en une résolution partielle de taille n et de la même forme : \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_n}P_{nj}\to ... \to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0} P_{0j} \to X\to 0, avec toujours les m_k finis et les P_{kj}\in \mathcal A_0.

A priori cette définition n’est pas très bonne puisque le nom ne dépend pas de \mathcal A_0, alors que la définition si. En réalité, ça ne dépend pas de \mathcal A_0, et c’est l’objet du lemme suivant :

Lemme : Si n\geq 1, X est n-compact si et seulement si pour tout i<n, \mathrm{Ext}^i(X,-) préserve les colimites filtrées. X est 0-compact si et seulement si il est de type fini, c’est-à-dire si le morphisme canonique \mathrm{colim}_i \hom(X,Y_i)\to \hom(X,\mathrm{colim}_iY_i) est un isomorphisme pour tout système inductif (Y_i)_i dont les flèches sont des monomorphismes (en fait, la flèche est injective pour tout système inductif)

Preuve :  Le cas n=0 n’est pas compliqué et se traite à part.

On va donc s’occuper des cas n>0.

Supposons dans un premier temps que \hom(X,-) préserve les colimites filtrées. Il s’ensuit (c’est un exercice facile, qui utilise néanmoins le fait suivant : les colimites filtrées sont exactes dans \mathcal A, puisqu’il existe – par hypothèse – un ensemble de générateurs compacts) qu’il existe un epimorphisme \varepsilon :\displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}\to X, et un épimorphisme \displaystyle\bigoplus_{j\in J}P_{1j}\to \ker(\varepsilon)

On écrit alors \displaystyle\bigoplus_{j\in J}P_{1j} comme la colimite de la même somme, mais sur J_0\subset J fini variant. Alors on obtient un système X_{J_0} = \mathrm{coker}(\displaystyle\bigoplus_{j\in J_0}P_{1j}\to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}) dont la colimite vaut X. Il s’ensuit (car X est compact) que X est un retract de X_{J_0} pour au moins un J_0\subset J fini. Cela suffit à montrer que X est a une résolution partielle de taille 1 : en effet c’est le cas de X_{J_0}, donc quitte à composer par la rétraction r: X_{J_0}\to X on a la suite suivante : \displaystyle\bigoplus_{j\in J_0}P_{1j}\to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}\to X\to 0. Elle n’est pas exacte en degré 1 a priori, mais qu’à cela ne tienne !

En effet, si on note f: \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}\to X_{J_0} la projection, on a une surjection f^{-1}\ker(r) \to \ker(r), et donc (rappelons nous que puisque r est une rétraction, on a une projection de X_{J_0} sur \ker(r)) en composant notre surjection f avec la projection sur \ker(r), on a un morphisme de notre projectif \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j} vers \ker(r) que l’on peut relever en g vers f^{-1}\ker(r). Je prétends qu’alors \displaystyle\bigoplus_{j\in J_0}P_{1j}\oplus \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}\to \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}\to X\to 0 est une résolution partielle comme désiré.

Pour le démontrer je vais raisonner avec des éléments, ce que je peux faire via le théorème de plongement de Freyd-Mitchell; il me suffit de montrer l’exactitude en \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}. Soit donc x envoyé sur 0 dans x. Donc f(x)\in \ker (r) dans X_{J_0}. Ecrivons f(x) = la projection de g(x) dans \ker(r). On a donc f(g(x)) = f(x), de sorte que x-g(x) \in \ker(f) = \mathrm{im}( \displaystyle\bigoplus_{j\in J_0}P_{1j}), de sorte que x est bien dans l’image de \displaystyle\bigoplus_{j\in J_0}P_{1j}\oplus \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_0}P_{0j}, et on a fini.

Le cas qu’on vient de faire est le cas n=1. Pour n plus grand on procède par récurrence : si \mathrm{Ext}^i(X,-) préserve les colimites filtrées pour i<n+1, c’est en particulier le cas pour i< n, donc X est n-compact par hypothèse de récurrence. Donc si on part d’une résolution partielle qui s’arrête à i<n, on peut la prolonger jusqu’à n; il suffit donc de supposer qu’on a une résolution partielle qui s’arrête à n et de démontrer qu’on peut la prolonger d’un cran. On la note \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_n}P_{nj} \to ... \to X. On va alors considérer le noyau de la flèche qui part de \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_{n-1}}P_{(n-1)j} . On en a une résolution partielle  à un cran, le but est de montrer que ledit noyau est compact, pour utiliser le cas n=1 et la compléter en deux crans, ce qui conclura.

Pour ce faire, on procède par récurrence, en montrant que le noyau de la fèche qui part de k vérifie la même hypothèse que X, mais pour n-k-1 au lieu de n. Pour ça, on montre la chose suivante : si 0\to K\to P\to Y\to 0 est exacte, avec P compact projectif et Y qui vérifie l’hypothèse jusqu’à m, alors K aussi, jusqu’à m-1. Cela se déduit facilement de la suite exacte longue des \mathrm{Ext}. Ca permet, dans notre résolution partielle, de passer X au premier noyau, puis d’un noyau au suivant, et finalement d’arriver au noyau désiré, et donc de conclure.

Je m’arrête là pour ce sens, je laisse les détails à remplir (c’est déjà plus long que je ne le pensais !)

Pour l’autre sens : si X est n-compact, on a une résolution partielle \displaystyle\bigoplus_{j=1}^{m_n}P_{nj} \to ... \to X, comme il s’agit de projectifs, on peut calculer les \mathrm{Ext}^i(X,N) en appliquant \hom(-,N), et comme les sommes finies d’éléments de \mathcal A_0 sont toujours projectives compactes, on voit facilement que les \mathrm{Ext}^i(X,-) préservent les colimites filtrées.

Ce lemme simplifiera beaucoup la preuve du lemme suivant, qui consiste à dire essentiellement la chose suivante : si P_\bullet \to X est un complexe, que P_0\to X est surjective, et que l’homologie de P est suffisamment j-compacte, alors X aussi. C’est celui-là qu’on utilisera pour prouver notre résultat.

Lemme : Soit C= P_\bullet \to X un complexe tel que pour tout i< n , H_i(C) est n-1-i-compact, et pour tout i, P_i est compact projectif (note : pour les indices de l’homologie, on considère que P_0 est en position 0). Alors X est n-compact.

Preuve : On procède par récurrence sur n.

Je note \epsilon : P_0\to X la première flèche du complexe. Considérons l’image Y de P_1\to P_0. On a les suites exactes suivantes : 0\to Y\to P_0 \to P_0/Y\to 0, 0\to \ker(\epsilon)/Y \to P_0/Y\to X\to 0.

Notons que P_{\bullet +1}\to Y vérifie les hypothèses avec n-1, de sorte que Y est (n-1)-compact. Il s’ensuit (en utilisant à nouveau la suite exacte longue des \mathrm{Ext}^i) que P_0/Y est n-compact.

Or \ker(\epsilon)/Y est précisément H_0(C), par hypothèse il est donc n-1-compact. On utilise à nouveau la suite  exacte longue de \mathrm{Ext} pour se convaincre que ça implique la n-compacité de X, ce qui est ce qu’on voulait (il faut simplement un ingrédient en plus, qui se démontre facilement avec ce qu’on a fait jusqu’ici : si tous les \mathrm{Ext}^k(N,-), k<j préservent les colimites filtrées, alors le morphisme canonique \mathrm{colim}_i\mathrm{Ext}^j(N,Y_i) \to \mathrm{Ext}^j(N,\mathrm{colim}Y_i) est injectif pour tout système filtrant. On peut le démontrer par récurrence en utilisant le lemme précédent par exemple)

 

Notre but est désormais d’utiliser ce lemme pour montrer que P\mapsto P est n-compact pour tout n, dans Fun(Latt, \mathbf{Ab}). Cela nous donnera notre résolution fonctorielle pour les groupes abéliens libres de type fini, ce qui est la première grosse étape de la preuve.

On applique donc ce qui précède à \mathcal A = Fun(Latt, \mathbf{Ab}); \mathcal A_0 = \{\mathbb Z[\hom(\mathbb Z^n, -)], n\in \mathbb N\}, et X= (P\mapsto P). Déjà on a un début de résolution \mathbb Z[P^2]\to \mathbb Z[P]\to P (je l’ai mentionné en passant, mais les morphismes sont [(a,b)] \mapsto [a+b]-[a]-[b], [a]\mapsto a respectivement, où je note [x] le générateur de \mathbb Z[X] associé à x\in X – c’est un exercice facile de voir que c’est bien une résolution partielle); il s’ensuit que X est 1-compact.

Ensuite, soit M un groupe abélien de type fini, on a :

Lemme : Si F est à valeurs dans les groupes abéliens sans torsion et est n-compact, alors M\otimes F aussi.

Preuve : En effet, on a \hom(M\otimes F,-) =\hom(M, \hom(F,-)), de plus \hom(F,-) est adjoint à droite de -\otimes F, qui est un foncteur exact (puisque F est à valeurs dans les groupes abéliens sans torsion, donc plats – si on travaillait sur un autre anneau, c’est la platitude qu’il faudrait demander) ; il préserve donc les injectifs, de sorte qu’on a la suite spectrale de Grothendieck E_2^{p,q} = \mathrm{Ext}^p(M, \mathrm{Ext}^q(F,-)) \implies \mathrm{Ext}^{p+q}(M\otimes F,-)

Puisque M est de présentation finie dans \mathbf{Ab}, \mathrm{Ext}^i(M,-) préserve les colimites filtrées pour tout i (en fait c’est non nul uniquement pour i< 2 de toute façon). Il s’ensuit (car la suite spectrale est concentrée dans le premier quadrant et que la convergence commute donc aux colimites filtrées) que \mathrm{Ext}^i(M\otimes F,-) préserve les colimites filtrées dès lors que \mathrm{Ext}^j(F,-) le fait pour tout j\leq i, ce qui implique ce qu’on voulait.

On va en fait trouver une résolution approchée de X par un complexe C_\bullet de sommes directes d’objets de \mathcal A_0 dont l’homologie sera de la forme M_i \otimes X pour des M_i de type fini, et donc on pourra procéder par récurrence pour montrer la n-compacité de X. On utilise le résultat suivant de topologie agébrique, que je ne démontrerai pas :

Proposition : Il existe un foncteur B^n : \mathbf{Ab}\to \mathbf{sSet} qui vérifie les propriétés suivantes :

i) B^nA est un K(A,n)  [espace d’Eilenberg-MacLane] pour tout groupe abélien A

ii) Si on compose B^n avec l’évaluation en k, on obtient un foncteur de la forme P\mapsto P^r pour un certain entier r.

iii) (B^nA)_k = \{*\} pour k<n

Cela implique en particulier que si on regarde le complexe de chaînes associé à l’objet simplicial P\mapsto \mathbb Z[B^n P], on a un complexe de chaîne dont l’homologie est nulle en degrés <n (c’est le cas de K(P,n)) et vaut exactement P en degré n. Cela donne un morphisme \mathbb Z[B^nP][-n]\to P (où [-n] veut dire qu’on décale de n le complexe de chaînes associé), et l’homologie de ce complexe vaut H_i(K(P,n)). On montre alors :

Théorème : Il existe une suite (M_i)_{i\in \mathbb N} de groupes abéliens de type fini tels que pour tout groupe abélien libre de type fini P, et pour n\leq i < 2n, on ait  H_i(K(P,n)) = M_{i-n}\otimes P

Preuve : J’ai plusieurs arguments en tête pour démontrer ça, mais ils n’aboutissent pas tous (j’en ai un notamment qui utilise le théorème de suspension de Freudenthal, mais bizarrement je n’obtiens pas les bonnes bornes, je n’arrive pas jusqu’à 2n-1, ce qui me surprend un peu)

Je vais donc en présenter un, en sachant que peut-être il y a plus simple. Vous me direz si vous avez de meilleures idées. Au début je ne me soucie pas de savoir si les M_i sont reliés entre eux pour différent n, ça je gérerai après.

J’utilise le théorème de Künneth à répétition, par récurrence sur le rang de mon groupe abélien libre de type fini. Pour P = \mathbb Z, le théorème dit essentiellement que H_i(K(\mathbb Z,n)) est de type fini. C’est une conséquence de la théorie des classes de Serre, et du fait que \pi_i(K(\mathbb Z,n)) est de type fini pour tout i (bon en fait, c’est tricher de dire ça, puisque la théorie de Serre se construit en prouvant ça au passage –  la vraie preuve utilise une récurrence sur n et la fibration K(\mathbb Z, n-1)\to * \to K(\mathbb Z,n)).

Maintenant soit Q = P\times \mathbb Z et n\leq i < 2n, on a alors par le théorème de Künneth, car K(Q,n) \simeq K(P,n)\times K(\mathbb Z,n), une suite exacte (naturelle en P) 0\to \displaystyle\bigoplus_{p+q= i}H_p(K(P,n))\otimes H_q(K(\mathbb Z,n))\to H_i(K(Q,n))\to \displaystyle\bigoplus_{p+q=i-1}\mathrm{Tor}_1^\mathbb Z(H_p(K(P,n)), H_q(K(\mathbb Z,n)))\to 0.

Puisque i<2n, si p+q =i-1, l’un au moins des deux est <n, de sorte que l’homologie correspondante est nulle, sauf s’il vaut 0, auquel cas l’homologie est \mathbb Z, et donc le \mathrm{Tor} correspondant est nul. Donc, dans tous les cas, on a un isomorphisme \displaystyle\bigoplus_{p+q= i}H_p(K(P,n))\otimes H_q(K(\mathbb Z,n))\to H_i(K(Q,n)). On peut faire le même raisonnement pour le \otimes, sauf que cette fois-ci les termes en p=0, q=0 apportent une contribution. On a donc un isomorphisme H_i(K(P,n))\oplus H_i(K(\mathbb Z,n))\to H_i(K(Q,n)).

Si on procède par récurrence sur le rang, on a donc H_i(K(P,n)) \cong M_{i-n}\otimes P, de sorte que H_i(K(Q,n)) = M_{i-n}\otimes (P\oplus \mathbb Z) = M_{i-n}\otimes Q. Il est clair que cet isomorphisme est naturel, c’est ce qu’on voulait.

Il reste cependant à voir que les M_i sont les mêmes d’un n à l’autre (à un décalage près !). Je ne détaillerai pas (c’est là qu’on pourrait utiliser le théorème de Freudenthal mais que je n’arrive pas à obtenir les bonnes bornes; du coup j’utilise un argument plus compliqué a priori, mais qui me donne les bonnes bornes), mais l’idée est d’utiliser la fibration K(\mathbb Z,n-1)\to * \to K(\mathbb Z,n), qui donne une suite spectrale E^2_{p,q} = H_p(K(\mathbb Z,n), H_q(K(\mathbb Z,n-1)))\implies 0. Une grosse partie des termes de petit degré est nulle; et en fait on peut voir que sur q=0 (là où on récupère H_*(K(\mathbb Z,n))), toutes les différentielles de cette suite spectrale s’annulent forcément pour des raisons de degré, jusqu’à la transgression, qui relie H_i(K(\mathbb Z,n)) (terme p=i,q=0) au terme en p=0, q=i-1, qui est H_{i-1}(K(\mathbb Z,n-1)), parce que toutes les différentielles jusqu’à ce moment ont dû être nulles aussi.

Cette transgression doit alors être un isomorphisme, puisque la suite spectrale converge vers 0, ce qui donne l’isomorphisme souhaité (avec le bon décalage). Cet argument fonctionne pour tout i<2n-1, mais le terme M_{n-1}  (qui correspond à H_{2n-1}(K(\mathbb Z,n))) n’apparaissait de toute façon pas pour K(\mathbb Z,n-1) donc ça ne pose pas de problème

Remarque : Dans ses notes, Scholze dit qu’on peut en fait “décrire” M_i comme étant \pi_i(H\mathbb Z\otimes_\mathbb S H\mathbb Z) (où H\mathbb Z, \mathbb S sont respectivement le spectre d’Eilenberg-MacLane de \mathbb Z et le spectre sphère). Je n’y connais pas encore grand chose en spectres, et je ne suis pas entièrement sûr de comprendre d’où sort cette description, mais j’ai quelques pistes. Mon idée est que \pi_i(H\mathbb Z\otimes_\mathbb S H\mathbb Z) = H_i(H\mathbb Z) et qu’on a sûrement quelque chose comme (mais attention, là je ne suis pas du tout sûr) H_*(H\mathbb Z) = \mathrm{colim}_k H_{*+k}(K(\mathbb Z,k)) et que cette colimite est en fait prise sur un diagramme qui se stabilise assez vite (et on peut voir que c’est le cas par Freudenthal, seulement j’obtiens pas exactement les bonnes bornes), de sorte que si cette stabilisation est assez rapide, on ait, pour 0\leq i <n, H_i(H\mathbb Z) = H_{i+n}(K(\mathbb Z,n)), ce qui est la formule espérée. Mais il me manque encore plein de détails ici; vous pouvez jeter un oeil notamment à ma question ici. Enfin bon, ce n’est pas le sujet.

Notre théorème est maintenant prouvé, et on voit que du coup notre presque-résolution \mathbb Z[B^nP][-n]\to P a des homologies de la forme M \otimes P en assez bas degré, qui sont elles-mêmes n-1-compactes par hypothèse de récurrence et par notre lemme qui gère les produits tensoriels.

Ainsi on peut utiliser le lemme d’avant pour prouver que X est n-compact (on fait un tout petit peu attention aux indices, mais il n’y a pas de souci. De  toute façon, on a des hypothèses beaucoup plus fortes que dans notre lemme de résolutions approchées, puisque les homologies sont toutes autant i-compactes !)

Ainsi :

Théorème : P\mapsto P est n-compact pour tout n\in\mathbb N; en particulier il a une résolution [une vraie, cette fois-ci !] de la forme souhaitée.

On est proches de la fin.  On a notre résolution fonctorielle, mais définie uniquement sur les groupes abéliens libres de type fini. Déjà, en passant à la colimite, on peut la définir et vérifier qu’elle convient toujours pour tous les groupes abéliens (cela vient notamment de ce que tous les A\mapsto  \mathbb Z[A^r] préservent les colimites filtrées).

Soit \bigoplus_{j=1}^{n_i}\mathbb Z[P^{r_{ij}}]\to \bigoplus_{j=1}^{n_{i-1}}\mathbb Z[P^{r_{(i-1)j}}] l’une des différentielles. On peut isoler chaque facteur et regarder finalement quelque chose de la forme \mathbb Z[P^r]\to \mathbb Z[P^j]. Mais ce morphisme est naturel en P, de sorte que (par le lemme de Yoneda) on peut le regarder comme un élément de \mathbb Z[(\mathbb Z^r)^j], soit une somme finie de matrices r\times j.

Si on suit les chaînes d’isomorphismes, on se rend compte qu’une matrice M\in M_{r\times j}(\mathbb Z) vu comme élément de \mathbb Z[(\mathbb Z^r)^j] puis comme élément de \hom(\mathbb Z[(-)^r], \mathbb Z[(-)^j]) agit sur les générateurs par [(p_1,...,p_r)]\mapsto [M(p_1,...,p_r)].

Ainsi nos différentielles sont aussi données sous cette forme là (somme de matrices qui agissent sur le terme “intérieur”). Cela implique qu’on peut aussi les définir pour tout groupe abélien (si on veut on peut l’écrire de la manière suivante : on a des flèches naturelles \hom_{Fun(\mathbf{Ab},\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[(-)^r], \mathbb Z[(-)^j]) \to \mathbb Z[(\mathbb Z^r)^j] \to \hom_{Fun(Latt,\mathbf{Ab})}(\mathbb Z[(-)^r], \mathbb Z[(-)^j]) qui sont des isomorphismes, et la composition correspond à la restriction d’une transformation naturelle définie sur tout \mathbf{Ab}, autrement dit : toute transformation naturelle entre foncteurs définis sur tout \mathbf{Ab}, définie sur Latt, s’étend de manière unique à tout \mathbf{Ab}).

Ainsi on peut définir de même ces différentielles pour tout groupe abélien, et ce de manière fonctorielle. On peut montrer de la même manière (ou en faisant appel à une résolution) que la suite de morphismes qu’on obtient donne bien un complexe (i.e. d^2 = 0) . Il s’agit maintenant de montrer que ce complexe est exact pour tout groupe abélien, sachant qu’il est exact pour tout groupe abélien libre.

Si on arrive à montrer ça, on aura gagné. Soit donc A un groupe abélien quelconque, et A_\bullet \to A une résolution simpliciale de A par des groupes abéliens libres (j’entends par là quelque chose comme “un morphisme de groupes abéliens simpliciaux qui est un isomorphisme en homotopie; ou équivalemment en homologie si on passe aux complexes de chaînes associés”; où on voit A comme un groupe abélien simplicial constant).

Lemme : Soit A_\bullet \to A une résolution simpliciale. Alors \mathbb Z[A_\bullet^r]\to \mathbb Z[A^r] est aussi une résolution simpliciale.

Preuve : L’homotopie de \mathbb Z[X] est l’homologie de |X|, qui est invariante par équivalence faible; donc si X\to Y est une équivalence faible d’ensembles simpliciaux, \mathbb Z[X]\to\mathbb Z[Y] l’est aussi; c’est ce qu’on veut avec X= A_\bullet et Y l’ensemble simplicial constant = A.

De plus, les équivalences faibles sont stables par produit, donc on a la même chose avec A_\bullet^r et A^r.

 

Soit F_* le foncteur qui à A associe le complexe de chaînes décrit plus haut (F_i(A) est le i-ème terme dudit complexe). On regarde maintenant F_*(A_\bullet), qui est un complexe de chaînes simplicial, et par le lemme du dessus, à i fixé, F_i(A_\bullet)\to F_i(A) est une résolution simpliciale (vu la forme de F_i)

Donc le double complexe associé à ce complexe de chaînes simplicial (disons qu’on met la direction simpliciale en vertical, et la direction “complexe” en horizontal) a toutes ses colonnes exactes, et toutes les lignes sauf éventuellement la 0-ième exactes aussi. Il s’ensuit (c’est un argument de suite spectrale associée au double complexe) que la 0-ième ligne est aussi exacte; mais cette 0-ième ligne est simplement F_*(A)\to A !

Donc F_*(A)\to A est exact, fonctoriel en A, et de la forme voulue : on a gagné !

Remarque : il est crucial ici d’avoir pris une résolution simpliciale plutôt qu’une “bête” résolution projective comme d’habitude, puisque sur cette dernière on n’aurait pas pu simplement appliquer \mathbb Z[-] et garder des complexes (en effet si d^2 = 0, \mathbb Z[d^2] est le morphisme qui envoie tous les générateurs sur le générateur [0] ! Alors que pour les ensembles simpliciaux, il s’agit “bêtement” de post-composer par un foncteur, donc on conserve évidemment la simplicialité)

 

C’est une preuve que je trouve globalement très très sympa, et surprenante à beaucoup d’égards (l’apparition de K(P,n)‘s, l’utilisation qui semble cruciale de résolutions simpliciales plutôt que par complexes de chaînes à la fin, l’utilisation de méthodes catégoriques pour prouver un résultat qui, même s’il est énoncé catégoriquement, est finalement relativement concret !).

Je ne sais pas trop qui la lira, mais voilà, je l’ai préparée pour un groupe de travail mais n’ai pas eu l’occasion de l’y présenter, donc j’avais envie de l’écrire quelque part : je le fais ici. Il manque encore pas mal de détails, mais déjà moins que chez Scholze; et puis j’ai rajouté une preuve de la forme de l’homologie de K(P,n). C’est tout pour cette fois !

 

 

 

 

 

 

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